Cet homme et ses congénères ont protégé les Comores et leur peuple des mutations et menaces de la colonisation, dont un des bras était l’évangélisatio
L’imam al-Habîb Omar b. Ahmad b. Abî Bakr b. Sumayt, en quelques lignes
En des jours semblables à ceux d’aujourd’hui, précisément le 9 du mois de Safar 1396 de l’hégire, s’éteignit le savantissime al-Habîb Omar b.Ahmad b.Abî Bakr b. Sumayt, à un âge qui avoisinait les cent ans, qu’il passa dans la prédication, l’enseignement et l’écriture. Il naquit le dernier jeudi du mois du pèlerinage en 1303 de l’hégire, de Madame Fatima Muallim Shandze, de la ville de Tsidjé, et de l’imam Ahmad b. Abî Bakr, originaire de la ville d’Itsandraya et de Hadhramawt (une grande province du Yémen). Le nom al-Habib est donné, à Hadhramawt, à un savant, issu de la lignée du Prophète.
Dans son encyclopédie Al-a’lâm (dans laquelle il dit mettre seulement les noms de ceux et celles qui ont marqué leurs temps par des ouvrages, leur savoir, leurs position politiques) al-Ziriklî lui réserve une entrée en le mentionnant comme « un homme de lettres yéménite » et se trompe, entre autres choses, sur son nom, qu’il confond avec celui de son père, en l’appelant Ahmad b. Omar. L’auteur du livre correctif de cette encyclopédie, Al-i’lâm bî tashîhi l-a ‘lâm, relève ces erreurs et rajoute qu’il fut « un traditionniste, un explorateur, un jurisconsulte et un des plus grands savants du siècle dernier ».
Il se forma aux sciences islamiques les plus poussées auprès de son père, le jurisconsulte et principologiste (usûlî, en ar.) Ahmad b. Abî Bakr, auteur de plusieurs ouvrages en droit musulman et en sciences islamiques, tels que Lâmiyyat al-Habîb, commentaire d’un poème de l’illustre imam al-Haddâd, fondateur de la confrérie Bâ ‘alawiyya, dont il fit le commentaire de quasiment toute l’œuvre, d’une glose de Fath al-jawâd, du dernier plus grand savant de l’école shafi’ite, Ibn Hajar al-Haytamî, d’Al-ibtihâj fî bayân istilahi l-Minhâj, un petit commentaire du célèbre Minhâj de l’imam al-Nawawî, suivi de quelques notions des fondements du droit musulman ainsi que des grands noms de ceux qu’on appelle les gens des voies (ashâb al-wujûh) dans l’école shafeite, dont les derniers d’après lui, se limiteraient à la génération de l’imam al-Ghazzâlî, autant que je m’en souvienne.
Ce dernier livre, au reste, a fait l’objet d’un intérêt particulier auprès de nos nombreux grands savants musulmans, dont celui qui a été, à deux reprises, mufti d’Egypte, le Cheikh Husnayn Muhammad Makhlûf, qui en a fait des appendices et l’authentification. Il fut, aussi, le disciple de plusieurs autres maîtres des Comores, de Zanzibar et du Yémen, dont il cite une bonne partie dans ses deux récits de voyages : Al-nafha al-shadhiyya ilâ al-diyari l-hadhramiyya et Talbiyat al-sawt min al-Hijâz wa Hadhramawt.
A la mort de son père, il prit sa place de mufti et grand cadi de Zanzibar, jusqu’à sa la révolution de John Okello en 1964, à l’issue de laquelle eurent lieu le massacre, la persécution et l’expulsion des arabes, dont des Comoriens, considérés ou vus comme tels par les révolutionnaires, ou en tout cas comme faisant partie des nantis, des persans. Après ce drame, il se rendit, chez lui, à Shibâm, dans la province de Hadhramwt. Une délégation des plus grands politiques comoriens de l’époque, dirigée par le président Said Mohamed Cheikh et le prince Said Ibrahim, se constitua avec pour mission de ramener le grand imam aux Comores.
Ce ne fut pas chose aisée, puisque les Yéménites le voulaient autant, voire plus qu’eux. L’instabilité politique du Yémen de l’époque fut pour beaucoup dans sa décision de répondre à l’appel de ses frères comoriens. Son amour pour son pays d’origine y fut certainement pour beaucoup aussi. Il rentra aux Comores où le peuple le reçut avec les plus grands honneurs jamais réservés à un homme aux Comores. Il s’y installa comme guide et mufti, prêchant la bonne parole et accomplissant diverses œuvres caritatives, jusqu’à sa mort. A ce stade de sa vie, il est intéressant de noter qu’il est peut-être le seul ou une des rares personnes à avoir été mufti officiel de deux pays différents.
Sa place dans le cœur du peuple comorien n’est égalée par personne. Une des preuves les plus éloquentes est le fait que son visage figure sur le plus grand billet de la monnaie comorienne, celui de 10000 francs. Aussi y a-t-il les hawliyya (hawli en langue comorienne), les anniversaires de sa mort, pour lesquels les Comoriens de tout l’archipel se mobilisent par centaines, voire par milliers. On peut regretter que dans ces manifestations, il soit souvent question des miracles (karâmât) qu’on lui attribue, et, rarement, voire jamais, de l’immense production qu’il a léguée à la postérité, ainsi que de son oeuvre gigantesque.
Ce qui laisse certains, voire beaucoup, croire que ces îles n’ont jamais connu le savoir, ni les savants. Plutôt une jungle où les gens ne faisaient guère la différence entre le halal et le haram (licite vs illicite) et le bien et le mal. Le temps est venu de mettre les points sur les i et de tirer certaines choses au clair. Beaucoup ont voyagé et voyagent encore dans les quatre coins du monde pour des raisons diverses et variées. Ils y découvrent des cultures et des peuples. Mais, qui peut dire en avoir rencontré un dont tous les membres savent lire, même avec difficultés, le Coran ? Il ne s’agit pas là d’une lecture avec les règles de cantillation (tajwîd). Plutôt d’une lecture simple. Quel est ce pays où l’individu qui ne sait pas lire le Coran a honte et se cache des gens, presque ? Sans prétention, ni vanité aucune, ce sont ces quatre cailloux baignés par l’Océan Indien qu’on appelle archipel des Comores. Autrefois, le Comorien le plus ignorant acquérait l’abécédaire de la religion dans sa plus tendre enfance. Il connaissait le halal et le haram comme il se connaissait lui-même.
Qui conçut et mit en place ce système éducatif ? Qui protégea la religion de la disparition dans ces îles lointaines ? Al-habîb et ses semblables. Il est alors temps de reconnaître les choses, de laisser de côté les divergences de fiqh et de regarder l’essentiel ; que chacun se pose la question de savoir quelle est sa valeur ajoutée à la préservation de notre éducation et de notre patrimoine.
Al-Habib et ses congénères ont protégé les Comores et leur peuple des mutations et menaces de la colonisation, dont un des bras était l’évangélisation. Il ne se convertit aucun Comorien à une autre religion des siècles durant, ni aucun n’a renoncé, du moins officiellement à sa foi. Le système des écoles coraniques et des zawâya (pluriel de zawiya) qu’ils mirent en place permit à l’islam d’échapper aux vagues et assauts de l’extérieur des siècles durant.
Aujourd’hui, des pays plus avancés, comme le Maroc, se sont engagés dans la promotion de leurs théologiens anciens et contemporains et exportent leur savoir dans le monde. Ces savants comoriens-là n’avaient, honnêtement, rien à envier à ceux des autres contrées du monde musulman. Mais, comme dit le proverbe arabe, : le musicien du coin n’épate personne.
Lorsque le père d’al-Habîb était mufti de Zanzibar, on y venait de tout le monde arabe pour les sciences islamiques. C’était l’époque où Zanzibar s’appelait l’Andalousie de l’Afrique de l’Est. La quasi-totalité de la pléiade de savants de cette Andalousie était comorienne ou d’origine comorienne. Oman avait élu domicile à Zanzibar, à l’époque. Pour voir et réaliser combien les enfants et savants des Comores faisaient briller l’île sœur de Zanzibar aux temps des Bû Sa’îd omanais, il faut lire le livre intitulé Juhaynat l-akhbâr fi târîkhi Zinjibâr, notamment à partir du chapitre intitulé « Juzur l-qamar wa ‘arab ‘Umân wa Zinjibâr ».
Notre histoire afro-arabo-asiatique est très peu connue des Comoriens eux-mêmes. L’auteur dudit livre conclut par exemple que la population comorienne est issue du métissage d’Asiatiques venus de l’île de Jâwa (en Indonésie) d’Africains et d’Arabes. Comme preuve de sa thèse, il cite un [next] historien syrien qui a relevé que ces asiatiques, dont soit dit en passant la présence est indiscutable dans le ciment du peuple comorien, il suffit de voir la pirogue à balancier, entre autres choses, pour s’en convaincre, seraient très présents dans la ville de Mitsamihûli (Mitwamihûli, en arabe), notamment dans un quartier appelé Jâwô, qui serait, selon lui, une référence à l’île de Jâwa (Java). Même si la thèse de la présence de Javanais à Mitsamihuli en référence au quartier Jâwô paraît quelque peu farfelue, il ne reste pas moins que ce livre est d’un intérêt particulier, dans le domaine qui nous concerne, puisque ce qu’il raconte est purement et simplement empirique.
La connaissance de l’existence, dans ce petit pays, de géants de la trempe d’al-Habîb nous aurait épargné le climat de défiance qui s’est installé, il y a plus d’une trentaine d’années, entre la conception de l’islam par le Comorien et les influences qui lui sont amenées de l’extérieur par les Comoriens qui partent faire des études dans les différents coins de la planète, dont quelques-uns considèrent certains rites de l’islam aux Comores comme des innovations, tandis que d’autres vont jusqu’à les considérer comme relevant purement et simplement de l’impiété. Elle permettrait de voir comment ils se comportèrent vis-à-vis des traditions comoriennes, que d’aucuns veulent voir disparaître, au motif qu’elles s’opposeraient à la religion et d’autres veulent garder inchangées, alors que l’important, peut-être, serait de voir ce qui est mieux et le garder, car un peuple sans traditions n’en est pas un.
Aussi permettrait-elle de savoir que des gens comme al-Habib étaient considérés comme mufti partout où ils allaient dans le monde musulman. On apprendrait qu’il y avait des savants qui ont défendu et porté haut la parole de l’islam. Combien de personnes ont embrassé l’islam grâce à al-Habîb ? Dans un pays comme l’Ouganda – son influence allait de l’Océan Indien à l’Indonésie, en passant par l’Afrique de l’Est et le Moyen-Orient – combien de personnes ont embrassé l’islam grâce à lui ?
Ses disciples sont très nombreux et ce, dans différents domaines. Parmi eux, il y a le grammairien, historien et homme de lettres, Abû Muhammad Burhâne Mukallâ, dont les parents sont originaires de la ville d’Ikoni, en Grande-Comore. On le surnomma le Sîbawayhi de Zanzibar, pour sa maîtrise de la grammaire arabe, à laquelle il consacra un manuel de référence intitulé Al-alfiyyat al-wâdhiha. Il commit, aussi, un opus remarquable en stylistique et rhétorique arabes intitulé Murshid l-fityân ils ‘ilm l-ma ‘ânî wa l-bayân wa l-badî’. Comme il est l’auteur d’un livre d’éloges sur le Prophète qu’il intitula Nafhat al-warda fî manhaj al-Burdat, sur le modèle de la Burdat de l’imam al-Busûrî, et de bien d’autres écrits.
Il y a aussi le grand jurisconsulte Ahmad Muhammad Mlômri, auteur de beaucoup de livres de fiqh et, surtout, enseignant de pleine de générations de Zanzibarites, de Comoriens et de Tanzaniens.
L’imam Omar b. Ahmad, ou le patriarche, comme l’appellent les habitants de la région d’Itsandraya, au centre de la Grande-Comore, est l’auteur de nombreux ouvrages. al-Ziriklî n’a pas eu tort de considérer la Nafhat comme une grande œuvre littéraire. C’est une chef-d’œuvre littéraire dans laquelle la beauté des récits se dispute avec la stylistique, la poésie et la précision du marin-voyageur, pour quiconque connaît et aime les récits de voyage. Mais, ils ne sont pas moins des livres religieux. Tout ce qui se raconte a comme toile de fond la théologie, la dialectique, le droit, les fondements du droit musulman (uûl al-fiqh), les sciences des quote-part de l’héritage (farâ’id, en arabe), le soufisme, etc.
Il y a aussi son excellent commentaire sur le condensé (matn) Aqîdat l-îmân, en théologie, qu’il intitula Hadiyyat l-ikhwân. Il nous y apprend, entre autres choses, comment se fait la transmission du savoir en islam, en esquissant sa chaîne de transmission jusqu’au Prophète. Il dit lui-même avoir écrit ce livre dans un bateau entre Madagscar et les Comores. Ce qui témoigne de son énorme savoir et nous rappelle l’histoire des grands noms de l’islam comme al-Sarakhsî, dont la légende raconte qu’il a dicté son livre Al-mabsût, qui fait 31 volumes, alors qu’il était emprisonné dans un puit.
Donner ces noms a un double objectif. Le premier est de les faire connaître afin de faire comprendre que dans ce pays il y a eu de grands connaisseurs de l’islam, grâce à qui il est resté jusqu’à nos jours. L’autre est de faire savoir que faute de chercheurs et de moyens, beaucoup, parmi les œuvres de ces savants sont certainement entassées dans des cartons, tant à Zanzibar qu’aux Comores, qui mériteraient d’être connues et seraient utiles au monde et au pays, surtout.
Jusqu’alors, à ma connaissance, et je peux me tromper, il n’y a pas de thèse sur al-Habîb, ni sur aucun de ces géants. Les historiens Ali Mohamed Toibibou et Mahmoud Ibrahime ont, chacun, dans son domaine de spécialisation, permis de connaître quelques-uns parmi eux. Particulièrement, le premier qui a consacré une thèse de doctorat à Cheikh Ahmad Qamardine, à l’Université Paris 7. A travers sa thèse sur Said Mohamed Cheikh, il y a dix-neuf ans, le second a permis d’appréhender les rapports d’influences entre le pouvoir politique et les religieux, parmi bien d’autres choses.
Ahmed Abdallah Chanfi, à travers l’étude des mouvements soufis en Afrique de l’Est permet de voir l’influence des confréries dans cette région. L’anthropologue Jean-Claude Penrad a consacré une grande partie de ses recherches sur les figures de la Bâ’alawiyya en Afrique de l’Est et effectué pour, cela, plusieurs séjours aux Comores et dans la région.
Mais, le travail qui reste est immense. Il y a, hélas, jusqu’ à maintenant une barrière linguistique, qui coupe les chercheurs comoriens en deux groupes, qui n’échangent pas entre eux, même quand ils sont tous les deux de la même spécialité. D’un côté, il y a les arabophones, de l’autre les francophones. J’en veux pour preuve la thèse de doctorat de Issa Hamid, soutenue en 2013 en Jordanie, sur les types d’exégèse coranique de Cheikh Ahmad Qamardine et des muftis Said Muhammad Abdurrahmane et Said Toihir b. Ahmad Mawlâna, qu’il appela Juhûd ‘ulamâ’ juzur l-qamar fî tafsîr l-qur’ân, dont très peu sont au courant de l’existence.
Au-delà des ponts qui doivent être créés entre chercheurs, il y a l’impérieuse nécessité d’encourager des jeunes chercheurs à se lancer dans des travaux de thèse, d’inviter les autorités politiques à investir sérieusement dans ce domaine et l’urgence de rattraper les documents encore disponibles aux Comores et à Zanzibar.
Un mémoire a été récemment consacré à Burhane Mukallâ, en arabe. Mais, c’était par un non-comorien. Comme une thèse de doctorat a été soutenue il y a très longtemps sur le père d’al-Habib, par un chercheur danois, si ma mémoire est bonne. Des chercheurs yéménites, comme le docteur Bâ Dhîb, écrivent régulièrement sur ceux, parmi les savants comoriens, qui sont d’origine hadhramite. Le docteur Hamid Karihilla a consacré quelques articles à certains comme le Sîbawayhi de Zanzibâr.
En des jours semblables à ceux d’aujourd’hui, s’éteignit, l’immense savant tunisien, Muhammad al-Tâhir b. ‘Ashûr, auteur de la célèbre exégèse Al-tahrîr wa l-tanwîr. Puisse Dieu couvrir ces deux imams de Sa pleine miséricorde et faire profiter les musulmans et l’humanité de leurs savoir.
Comoriennement vôtre !
Mohamed Bajrafil
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