Interview de Soeuf Elbadawi. Un dhikri pour les Morts-Balladur : “Un dispositif scénique très sobre”

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Que raconte cette nouvelle création sur la question de Mayotte?  Un dhikri pour nos morts parle des victimes du Visa Balladur. Il parle au...

Elbada
Que raconte cette nouvelle création sur la question de Mayotte? 

Un dhikri pour nos morts parle des victimes du Visa Balladur. Il parle aussi de ce pays qui se noie au vu et au su de tous. Il y a certainement des tas de manière de s'interroger sur ces questions. Pour ma part, je trouve qu'un plateau de théâtre élargit nos possibilités sur ce plan-là. Mais ce spectacle s'intègre aussi dans un ensemble de propositions que j'avance autour de la dépossession citoyenne. Il y a par exemple la campagne d'affichage que je mène depuis mars dernier. Pour faire simple, disons que notre histoire a changé un matin de 1841. Elle a pris un tournant qui nous a retourné le cerveau en moins de deux cents ans. Il me semble que tout citoyen de ce pays a le droit, les artistes comme les autres, de s'interroger sur le lent délitement de l'archipel. Un dhikri pour nos morts interpelle cependant sur cette question précise du mur Balladur. En même temps, le personnage s'inquiète de la fragilité de son pays. 

Au niveau de la mise en scène, comment se présente Un dhikri pour nos morts? 

L'économie du projet m'oblige à inventer deux versions du spectacle, avec deux énergies différentes. Une version solo, plus facile à diffuser à l'extérieur du pays, avec de la technologie, de la vidéo, des lumières et du son. Elle permet de porter ensuite l'autre version, créée et jouée à Moroni et à Mirontsi prochainement, avec huit personnes sur le plateau. Lorsque j'ai voulu tourner La fanfare des fous, mon précédent spectacle, à la Réunion et en France, j'ai eu des soucis. Il y avait huit comédiens et un technicien à faire tourner. Il fallait d'énormes moyens financiers dont nous ne disposions pas à cet instant-là. Au dernier moment, Marseille ne pouvant pas suivre, nous avons dû annuler le projet de tournée. J'en ai pris ma part de leçons. Et tenant compte de cette réalité économique, j'ai privilégié cette fois-ci l'idée du solo en diffusion à l'étranger, qui autorise à mieux construire la proposition à huit dans l'archipel. Maintenant, si nous trouvons un partenaire susceptible de porter l'ensemble du projet, je n'écarte pas l'idée d'inventer une troisième version plus "généreuse", entremêlant le meilleur des deux versions. Ce qui suppose que l'on puisse tourner à une dizaine de personnes, équipe technique comprise, dans des circuits de diffusion à l'étranger. A Paris comme à la Réunion, je joue sur un dispositif scénique très sobre avec de la terre et des troncs d'arbre. Le personnage dialogue indirectement avec un vieux poste radio et le choeur soufi des Nouroul'Barakat avec qui je travaille, est porté en images et sons par des vidéos de Mounir Allaoui.

Vous avez fait appel aux auteurs et aux artistes pour ce rendez-vous à Paris. Pourquoi? 

Sans doute pour que l'on sache qu'il existe d'autres voix, comoriennes et françaises, s'interrogeant sur cette question. Pour ce spectacle, il y a bien sûr le travail que je fais avec Nouroul'Barakat, la collaboration avec Mounir Allaoui, mais il y aussi le technicien, Fabrice Anicot, qui est de la Réunion et qui a imaginé et créé toute la lumière de ce spectacle. Un travail qui a une importance double pour moi. Sur le plan scénique, c'est magique dans les théâtres où nous jouons, cette lumière. Cela permet à ce qui est dit sur le plateau de prendre une certaine hauteur. Sur un plan plus large, je dirais que c'est une occasion rare pour moi de tisser des liens avec le voisinage. Travailler de cette manière-là avec la Réunion redonne sens à certaines chaines de solidarité culturelle qui ont pu exister par le passé. 

Vous n'êtes pas seuls sur ce terrain… 

…A Paris, nous avons ajouté une corde à notre arc, en avançant une autre proposition, en marge de la programmation du spectacle. Il s'agit d'une exposition où j'ai effectivement fait appel à des écrits et à des œuvres d'auteurs et d'artistes tels que Saïndoune Ben Ali, Seda, Mounir Allaoui. Il est important, effectivement, de rappeler de temps à autre que nous ne sommes pas seuls à cet endroit de la culture citoyenne. Combien de gens savent que le musicien Baco à Mayotte évoque les morts dans son disque Hadisi ou que Salim Hatubou dans son livre sur Hamouro s'interroge sur le drame de Mayotte. Ça ne me coûte rien de rappeler le travail effectué par d'autres camarades sur cette tragédie du mur Balladur. A Paris, nous allons voir des images, dans le dernier film de Hachimiya Ahmada, qui ne peuvent que perturber l'oeil du spectateur, concernant Mayotte. L'idée étant pour moi de contribuer à rendre toutes ces interrogations des uns et des autres visibles. Ce qui permet de nous sentir moins seuls à la tâche et d'imaginer une autre perspective pour la culture citoyenne dans ce pays. A Paris, j'ai fait appel aux auteurs et aux artistes, comme j'ai fait appel aux associations, pour créer de la dynamique, en espérant que cette tragédie du visa Balladur interpellera plus le public. Plus on en parle, mieux c'est. "By any means necessary", disait Malcolm X. A Paris, on a aussi un lieu engagé, confluences, qui nous accueille et qui, elle, intègre ce projet dans une dynamique de réflexion intellectuelle par rapport aux prochaines élections électorales. 

La nouvelle création vient d'être jouée à La Réunion. Comment le public a perçu le spectacle? Et quel public pour la France? 

Je ne sais pas qui va venir nous voir durant les dates parisiennes. On commence à peine à jouer. Pour l'instant, il y a des associations comoriennes et françaises, qui se mobilisent pour faire écho à ce travail. J'apprécie et j'applaudis. Je constate aussi qu'un autre public, moins associatif et plus amateur de théâtre, vient en salle pour découvrir une autre parole scénique. Une parole venue d'ailleurs, proposée dans toute sa complexité. Cela veut dire que ce travail interpelle. Ce qui devrait rassurer nos partenaires, d'une certaine manière, sur la nécessité et l'urgence de notre démarche. A la Réunion, nous avons dû créer le spectacle en une semaine, c'était plus complexe et plus ardu. Mais les partenaires nous ont accompagné jusqu'au bout. Je pense notamment à la salle Guy-Alphonsine de Saint-André, où l'équipe nous a quasiment porté sur les épaules. 

Vous racontez des problèmes sur le terrain? 

Sans la Réunion, ce spectacle aurait eu beaucoup de mal à exister. Globalement, j'ai l'impression que ça s'est bien passé. Maintenant, j'ai été assez surpris de voir que le voisinage ne facilite pas forcément les choses. A la Réunion, on est très peu au courant de nos contradictions politiques. Je finis même par penser que nos angoisses interpellent moins le public là-bas, à cause d'une information qui circule peu entre nos îles. Les grandes chaines de solidarité culturelle et politique, qui ont pu exister à une époque, ont été rompues. Il faut reprendre le travail à zéro. C'est en tenant compte de cette réalité-là que j'ai pu défendre mon projet sur place. A la fin, je pense que j'ai eu un public là-bas, qui s'est senti concerné. Je pense bien y retourner avec ce spectacle, un de ces quatre matins. Il y a une attente qu'il faut arriver à identifier pour les propositions que nous faisons et je crois que c'est le bon moment de le faire. Notre séjour à la Réunion a un moment formidable d'apprentissage et de ré-interrogation de notre travail. J'y retourne dès que possible et j'encourage les autres créateurs comoriens à s'y rendre, à envisager des échanges de plus en plus tenus avec leurs collègues réunionnais. 

Quand est-ce que Un dhikri pour nos morts sera présenté aux publics dans l'archipel, Mayotte comprise? 

Nous pensons présenter l'autre version du spectacle à la mi-février. Nous jouerons durant deux mois, de février à mars, puis au mois d'avril. A Mayotte, ce serait général. Mais il faudrait que nous trouvions un partenaire assez audacieux ou courageux pour pouvoir ou vouloir se saisir de notre proposition. Nous connaissons cette histoire du poisson qui a mangé le cadavre de l'homme qui fuyait son ombre. Ce poisson, on nous le sert tous les jours à table. Peu de personnes souhaitent en discuter véritablement, ici comme à Mayotte. Or le spectacle ne parle que de ces cadavres, disséminés entre le lagon de Mayotte et les côtes anjouanaises, des cadavres nourrissant le poisson que nous mangeons. A qui profite le malaise ainsi créé? 

Propos recueillis
par Irchad O. D.

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