Ali Zamir de A à Z, portrait d'un agitateur des lettres L’écrivain comorien, auteur d’“Anguille sous roche” et de “Mon étincelle”, ...
Ali Zamir ou Zamir Ali ? Sous son petit chapeau rond, l’intéressé sourit en coin. Sur la couverture de ses deux romans, Anguille sous roche, et Mon étincelle (éd. Le Tripode), il s’appelle Ali Zamir. Mais quand il tend la main pour se présenter, c’est la combinaison Zamir Ali qui s’affiche. L’inversion eut lieu il y a longtemps, sans doute avant le bac, il n’en a plus le souvenir exact, mais aujourd’hui, son patronyme a pris la place de son prénom, et vice-versa. Pour simplifier, le jeune homme réclame du Zamir tout court. « C’est à la mode, aux Comores », lâche-t-il, surpris et amusé d’apparaître comme un jongleur d’identités. Mais comment croire qu’un électron aussi libre soit sensible aux modes ? On explore la piste japonaise, il la balaie en éclatant de rire. Il ignorait cette pratique nipponne qui fait qu’Haruki Murakami est Murakami Haruki chez lui. Et ne croit pas avoir jamais vécu au Japon dans une autre vie.
A voir les prénoms des personnages de ses livres (Anguille, Vorace, Connaît-Tout, Etincelle, Doliprane, Vitamine), on se dit qu’il aurait même pu frapper plus fort, oser un changement d’état civil encore plus concret. Devenir Antilope ou Zèbre, Altesse ou Zeus. Mais non, il a juste secoué et permuté les éléments d’origine.
De A à Z ou de Z à A
Sans doute Ali Zamir trouvait-il tout simplement difficile de porter un nom allant de A à Z. Faire le tour complet de l’alphabet aussi vite, en suivant l’ordre établi, très peu pour lui. Jouer avec les lettres, d’accord, mais dans l’autre sens, de Z à A, à condition de prendre les mots à rebrousse-poil, et de les faire exploser dans un grand feu d’artifice littéraire. En témoigne le monologue qui nourrit l’intégralité de son magnifique premier roman, Anguille sous roche, paru en 2016. Une seule phrase constituée de millions de lettres, expectorées dans le tourbillon d’une lame de fond par l’héroïne qui se noie. Juste avant de rendre l’âme, la jeune femme revisite tout son passé avec grâce et gouaille, fougue et claivoyance, arrimée à son amour de la langue, comme à une bouée de sauvetage increvable.
Comme elle, Zamir s’est cramponné aux mots, aussi loin qu’il puisse remonter dans ses souvenirs. Le système éducatif de son enfance ne lui donnait pas le choix. La précision précieuse de sa langue orale – un français impeccable et recherché – lui vient de l’école. Sa scolarité ne remonte pourtant pas à l’époque des hussards noirs de la République. On vous parle ici de la toute fin du premier millénaire, années 90 à Mutsamudu, capitale d’Anjouan, sur l’Archipel des Comores. Si le petit A. Z. s’exprimait en shindzuani à la maison, il avait l’interdiction de parler cette langue à l’école, où seul le français, « langue de la réussite », règnait en maître : « A chaque fois qu’un mot comorien s’échappait de la bouche d'un élève, il recevait un jeton, et au bout d’un certain nombre de jetons, il était puni et devait copier mille fois “Je dois m’exprimer exclusivement en français”. C’était terriblement efficace ! », se souvient-il aujourd’hui.
La coercition ne traumatisa pas le petit garçon, qui voua même une passion telle pour la langue française qu’il passa tout son temps libre à la lire, dans un clair obscur digne des films muets : « C’était mon seul loisir, ce qui me faisait du bien. Je me suis littéralement abîmé les yeux sur les livres. Comme nous avions des problèmes d’électricité, je lisais à la lueur de la bougie, souvent jusqu’à l’aube. »
D’où sortaient ces pavés qui jonchaient son lit ? Pas de la bibliothèque familiale : sa mère était illettrée, et n’avait pas les moyens d’acheter des livres. « Quelques-uns m’étaient offerts par mes tantes. Mais la plupart venaient de l’Alliance Française, où nous avions l’obligation de nous inscrire, à l’école. J’étais très fier de ma carte de membre, avec ma photo en noir et blanc dessus. » Lui sont ainsi passés sous les yeux Notre Dame de Paris, Les Trois Mousquetaires,Eugénie Grandet, ou Bonjour Tristesse, et le besoin d’écrire s’est fait sentir. A l’âge de douze ans, il remplit un agenda de contes, remettant en forme ceux qu’il a entendus de la bouche des adultes, selon la tradition orale des Comores. Parfois, son imagination déborde, les histoires changent de tournure. « Mais je n’avais pas confiance en moi, je déchirais tout ce que j’écrivais ».
Sentiment d’étrangeté
Jusqu’à ce que ses professeurs d’université repèrent son talent, et l’encouragent à participer à des concours. A cause de la pauvreté de sa famille, Zamir faillit ne pas faire d’études. Mais le hasard du bouche-à-oreille lui apprit qu’un étudiant avait annulé au dernier moment sa bourse pour l’université du Caire. En 2005, après un an de désœuvrement post bac, Zamir saisit donc sa chance, obtint la place, et passa quatre ans en Egypte, au département de langue française. C’est là qu’il ajouta plusieurs dieux littéraires à son panthéon personnel : Albert Camus et Franz Kafka (« j’étais touché par leur façon de parler du sentiment d’étrangeté dans le monde, d’être victime de sa différence, étouffé par la société »), Diderot (« pour son écriture anti romanesque, son art de brouiller les pistes »), Butor (« qui m’a appris, avec La Modification, qu’on n’est pas obligé de suivre les règles narratives»).
Deux petites phrases glanées au cours de son cursus universitaires sont depuis gravées dans son crâne. La première a été écrite personnellement pour lui de la main d’Erik Orsenna, alors que l’auteur de L’exposition coloniale était invité par le département de lettres françaises du Caire. Zamir a encore le bout de papier chez lui. Le message disait : « Le plus difficile, dans l’écriture, ce n’est pas de commencer mais de continuer. » Le conseil lui sert depuis de moteur. Son second mantra est de Michel Tournier : « Un livre n’est pas fini s’il n’est pas lu ». Ce respect du lecteur, cette volonté de lui donner sa part de création littéraire, a profondément résonné chez Zamir. En témoignent ses deux romans qui alpaguent le lecteur, le prennent à parti, l’envoient promener pour mieux le rappeler ensuite, et font de lui un témoin, à la fois indésirable et indispensable, du destin de ses héros. « Pourquoi écrire comme si le lecteur n’avait rien à dire ? s’interroge Zamir. Il faut laisser des fenêtres ouvertes pour qu’il puisse passer la tête et parler au personnage, à l’auteur. C’est pour cela que je mets très peu de ponctuation. Mon écriture n’est jamais finie, je laisse le lecteur accompagner le processus. »
“Moi j’m’en fous des papiers”
Depuis la parution en France d’Anguille sous roche, en août 2016, Zamir vit à Montpellier, avec une carte de séjour qu’il va bientôt faire renouveler. Des problèmes bureaucratiques avaient failli à l’époque faire capoter son départ d’Anjouan, son visa ayant d’abord été refusé. L’employé de la préfecture n’avait pourtant pas lu cette diatribe puissante de l’héroïne Anguille, où elle exprime le peu de crédit qu’elle accorde aux documents administratifs : « Moi j’m’en fous des papiers, ils viendront après, qui m’arrêterait pour me demander des papiers, hein, est-ce qu’il a les siens celui-là, oui il faudra qu’il me dise où sont ses vrais papiers, je ne parle pas des faux, parce ceux qu’il voudra que je lui montre seront des faux, quelle qu’en soit l’authenticité, les vrais papiers d’un être humain ne sont même pas accessibles dans ce monde, vous le savez très bien »…
Que pense Zamir de la plaisanterie d’Emmanuel Macron sur les kwassas kwassas, ces fragiles embarcations, responsables d’innombrables morts par noyade chaque année, dont le Président avait déploré qu’elles « pêchent peu » mais « amènent du Comorien » ? L’écrivain, qui a consacré Anguille sous roche à la noyade d’une jeune femme à peine majeure fuyant son pays, jette la pierre aux dirigeants des Comores : « Je pense qu’Emmanuel Macron n’a pas mesuré sa responsabilité. Il s’est relâché sur un thème dramatique. La tragédie des kwassas kwassas touche toute notre société depuis des années, mais la classe politique comorienne ne s’est jamais réveillée. Comment se fait-il que les autorités n’évoquent jamais la question quand elles rencontrent leurs homologues étrangers ? Chaque années, des milliers d’humains disparaissent dans le silence de la mer, alors qu’ils méritaient d’être assistés. Cela me fait vraiment honte. »
Zamir est conscient de sa chance. Il n’a pas eu à se mettre en péril pour partir, contrairement à beaucoup de ses compatriotes : « Mayotte est l’île la plus dangereuse des Comores. Et pourtant, beaucoup d’Anjouanais embarquent chaque jour pour y aller, en espérant travailler, ou simplement s’y faire soigner. La plupart des jeunes veulent quitter Anjouan, où ils traînent sans travail, sans espoir, sans médecins. L’Etat ne fait rien pour les aider. »
“Notre pays est gouverné par des aveugles qui n’en font qu’à leur tête dure”
A son retour du Caire, Zamir a connu les arcanes étouffantes de l’administration comorienne, et la difficulté de mettre à profit ses compétences dans une activité professionnelle épanouissante. Pendant trois ans, il a fait du bénévolat à la mairie de Mutsamudu, comme délégué chargé du tourisme, doublé d’heures d’enseignement qu’il dispensait le soir pour subsister. Nommé directeur de la Culture de l’île d’Anjouan par voie de concours en 2015, il n’a tenu qu’un an, chassé par un nouveau gouvernement opposant. Depuis, il préfère garder ses distances, refroidi par ces querelles de pouvoir et écheveaux de réseaux. A l’avenir, s’il rentre aux Comores, il travaillera « pour donner quelque chose », de préférence comme enseignant. Dans son dernier roman paru à la rentrée, Mon Etincelle, habité par une nouvelle héroïne intrépide et hypnotique qui donne son prénom au titre, il lance un cri pour la relève : « Notre pays a besoin de vous. C’est un beau pays. Mais il est gouverné par des aveugles qui n’en font qu’à leur tête dure. Il est gouverné par des paralytiques qui ne font que massacrer son image. Vous, les jeunes, vous êtes les seuls à pouvoir ressusciter son image (…) Vous pouvez faire en sorte que le nom de ce pays reprenne sens : “les îles de la lune” comme l’ont appelé les Arabes, ou bien “les îles aux parfums”, comme tout le monde l’appelle ».
Zamir a choisi de vivre à Montpellier pour son climat, et pour la proximité de la mer : « Depuis ma naissance, ma vie a toujours été liée à elle. Enfant, j’habitais à quelques mètres de l’océan. La nuit, j’entendais le clapotis des vagues. Au Caire, elle m’a beaucoup manquée. » En plus de l’air marin, il dit savourer en France une spécialité découverte sur place : le goût de la révolte. « Je suis frappé de voir que les Français n’acceptent jamais ce qu’on veut leur imposer. » Sa surprise est grande face à la nôtre, après une telle déclaration. Comme dit Anguille : « C’est toujours beau de se souvenir en plein désastre ». Par Marine Landrot - telerama.fr